Exposition collective à la Chapelle de la Visitation, Espace d’art contemporain à Thonon-les-Bains
Commissariat Philippe Piguet
avec Pierre Ardouvin, Clément Bagot, Léa Barbazanges, Gaëlle Chotard, Nicolas Darrot, Gaël Davrinche, Pierre& Gilles, Jean-François Rauzier, Samuel Rousseau, Jacques Villeglé
Du 27.06 au 27.09.2015
25, rue des Granges, 74200 Thnon-les-Bains
Entrée libre et visites commentées gratuites le samedi et le dimanche à 16h
Fermé les jours fériés sauf 14 juillet et 15 août
Ouvert du mercredi au dimanche de 14h30 à 18h
On connaît la célèbre réplique que Serge Diaghilev fit à Jean Cocteau en 1912 lui exprimant la retenue qu’il avait à l’égard des travers superficiels du poète : « Etonne-moi ! », lui dit-il sous forme de challenge. C’est aussi à l’écho mémorable de cette anecdote que le projet de cette exposition a été conçu. Le concept d’étonnement se distingue de celui de surprise par la qualité de conscience humaine qu’il sous-tend. Telle situation peut « causer de l’étonnement », telle autre « remplir d’étonnement » ou l’on peut encore « aller d’étonnement en étonnement » : chaque fois, il est question d’une remise en compte au regard d’une connaissance préétablie et l’étonnement a pour fonction de susciter une émotion, sinon une réaction du fait du caractère inhabituel, inattendu, étrange de ce qui est perçu. L’étonnement connaît alors différents degrés qui relèvent selon les cas de la stupéfaction, de la sidération, de l’émerveillement, voire de l’extraordinaire.
Singulière, l’exposition estivale présentée à la Chapelle de la Visitation de Thonon-les-Bains l’est à plus d’un titre. Tout d’abord parce qu’elle est la dernière en ce lieu avant de très importants travaux menés sur l’ensemble de l’ancien couvent de la Visitation, ce qui se traduira pour l’espace d’art contemporain par le gain d’une nouvelle salle d’exposition. Ensuite parce qu’elle ne s’inscrit pas dans un corpus thématique d’ensemble mais se présente comme une entité individuelle de transition. Enfin, parce qu’elle est consacrée à une exposition de groupe réunissant une dizaine d’artistes ce qui permet de multiplier les cas de figures de l’étonnement.
Le choix qui a été fait de ces derniers procède d’une sélection au regard de l’originalité de leurs démarches et du traitement plastique de leur propos. Il tient aussi à vouloir confronter des créateurs de générations, de disciplines et de postures esthétiques différentes de sorte à faire valoir combien cette dynamique de l’étonnement est omniprésente dans la production artistique contemporaine. S’agissant de mettre en exergue cette dimension de l’étonnement, nous avons retenu des œuvres qui ne laissent pas le regardeur indifférent, qu’elles l’interpellent de façon conceptuelle, référencée, ludique, fictionnelle, poétique ou tout simplement curieuse. Une nouvelle fois, l’objectif de cette exposition est aussi d’offrir aux visiteurs de la Chapelle de la Visitation l’occasion de se laisser entraîner dans les dédales de l’imaginaire des artistes afin d’en augmenter le sien, sinon de l’interroger. Une nouvelle fois, elle vise à ne pas laisser indemne le visiteur.
S’il est vrai qu’« Être étonné, c’est un bonheur ! », nul autre que l’étonnant Bonhomme de neige (2007) de Pierre Ardouvin ne pouvait se trouver mieux pour ouvrir la programmation de l’été, ici, à Thonon-les-Bains ! Et ses sculptures d’assemblages d’objets de bazar, à la fois ludiques et inquiétantes, témoignent d’une démarche dont l’humour et la fable sont les vertus cardinales.
Mentale et poétique à la fois, la construction à quatre mains imaginée par Bagot et Darrot entraîne le regard à la quête d’un ailleurs innommable qui balance entre un paysage de montagne chinois et un site industriel fumant. Davantage technologiques, les compositions de Samuel Rousseau cultivent le paradoxe de s’offrir à voir dénuées de tout artifice pour nous inviter à la découverte de mondes à part, produits inattendus de l’art et de la science. L’étrangeté des pièces de Nicolas Darrot procèdent quant à elles d’un univers où le grotesque le dispute à la surprise et le curieux au drolatique sur le mode de petites saynètes aux pirouettes dérisoires. L’humain y est souvent mis à rude épreuve.
Il l’est aussi dans la peinture de Gaël Davrinche qui n’hésite pas ici à coiffer le portrait de son modèle d’un immense et visqueux poulpe dans ce jeu de permanente dérision qui est le sien, une façon décalée et réjouissante de dire l’autre. De subvertir aussi l’un des genres en peinture les plus anciens et les plus dignes. Cette volonté de décalage constitue pareillement le mode opératoire de la pratique photographique de Pierre & Gilles mais sur le mode du merveilleux. Qu’ils reprennent en compte certaines images cultes de l’histoire de l’art ou qu’ils se saisissent de sosies de modèles familiers, voire « people », comme c’est ici le cas.
Côté manipulation, les hyperphotographies de Jean-François Rauzier n’ont pas d’égal. Au terme d’un long et laborieux travail informatique, l’artiste s’étant saisi d’un module iconique de référence le décline à l’infini pour instruire une image d’une toute autre trempe. Celle-ci déborde le regard non seulement par son format mais par l’abîme visuel dans lequel elle l’entraîne. Jouant quant à elle de la figure référentielle de la carte du monde, Jennifer Brial se plaît à la mettre en pièces. Ici, elle la détourne en en transformant l’image globulaire en un amusant porc-épic coloré ; là, elle la fragmente en un lot de modules triangulaires qu’elle assemble selon sa fantaisie suivant le principe du puzzle et en imprime une carte imaginaire. Tandis que celle-ci est accrochée au mur, ceux-ci sont placés en tas au sol. Le monde manipulé, en quelque sorte.
Sur le mode minimal, les sculptures tissées aux allures de toiles d’araignée de Gaëlle Chotard dessinent dans l’espace de bien étranges figures. Leur aspect organique nous fait pénétrer du regard les dédales et les diverticules d’un monde en suspension, comme si nous nous promenions dans les coulisses du vivant. Aux termes de quelle mystérieuse opération, Léa Barbazanges réussit-elle donc à nous donner à voir ses paysages de cristaux ? Elle se refuse à le dire. Nous restons donc là, face à ces images en relief virtuel, immaculées et brillantes, comme devant une énigme. Elles ne ressemblent à rien de ce que nous connaissons sinon que leur titre les apparente à une forme familière. A vue secrète, en quelque sorte.
Pleinement explicite, en revanche, puisque référentielle comme dit plus haut du titre de l’exposition lui-même, la sérigraphie de Jacques Villeglé aux mots d’« Être étonné c’est un bonheur » prend forme de l’alphabet socio-politique que l’artiste s’est inventé en 1969. Tout comme il s’est saisi des affiches lacérées anonymes pour en faire toute une galerie de « tableaux » contemporains d’un nouveau genre, Villeglé a pris aux murs de la ville les signes qui y étaient inscrits et les a passés à la moulinette de son imaginaire pour constituer un nouvel alphabet. De l’art de la métamorphose, vecteur obligé au bénéfice de tout étonnement réussi.
Philippe Piguet, mai 2015