Texte extrait du catalogue de l’exposition « La dérive des arpenteurs »
par Sandrine Rouillard
Selon Tim Ingold (1) « l’habitant est [plutôt] quelqu’un qui, de l’intérieur, participe au monde en train de se faire et qui, en traçant un chemin de vie, contribue à son tissage et à son maillage». Dans le fil de ces mots, Jennifer Brial et Suzy Lelièvre arpentent les réalités des territoires et réinterprètent leurs transcriptions que sont les cartes. Des légendes cartographiques, repères dans l’espace dessinés à l’échelle de nos yeux, les artistes façonnent d’autres légendes, histoires plastiques. Elles poussent au contact les objets et les images, par impact ou par fusion et invitent ainsi le spectateur à revoir, au sens propre comme au figuré, ses perspectives et ses points de vue. Elles jouent des transformations qu’implique le passage du plan-surface au volume, du représenté au vécu. La cartographie contemporaine, toute poétique qu’elle puisse être, existe dans un but avant tout informatif où domine l’objectivité et la synthétisation. L’échelle d’une carte nous indique le niveau de compréhension à partir duquel nous devons poser notre analyse. Tout changement dans celle-ci induit un nouveau processus de conceptualisation, entre surface lue, surface projetée et surface réelle. C’est le glissement vers lequel Jennifer Brial et Suzy Lelièvre nous emportent. Elles développent, avec la participation de Guillaume B. Gilles, des processus plus que des procédés, impliquant la remise en cause de la lecture de l’espace, des objets et des formes. Ainsi, Jennifer Brial et Suzy Lelièvre nous permettent de retrouver toute la subjectivité de l’arpenteur, qui dépose à chaque nouveau pas la mémoire et l’affect des lieux qu’il a traversé. Anamorphoses, distorsions, déviations d’échelles ou impossibilités formelles, nous mènent, tel Lewis Caroll, «au-delà du miroir », et nous parlent des territoires, des êtres ou des formes qui nous entourent en excluant leur immuabilité. Le « chemin de vie» qui trace et tisse le maillage d’un territoire doit pouvoir, autrement qu’en ligne droite, mener aux chemins de traverses. À la cadence de la découverte d’un paysage ou de la lecture d’une carte inconnue, les œuvres présentées nous incitent à retrouver le rythme et le regard de « la dérive de l’arpenteur ».
(1) Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, éd. Zones sensibles, Routledge, 2007, p.108
S.R., septembre 2015, Juvisy-sur-Orge
Jennifer Brial
Ceci n’est pas une carte : promenade aux confins de l’imaginaire
par Marion Alluchon
Texte publié sur www.portraits-lagalerie.fr
C’est avec un esprit un tantinet mutin que Jennifer Brial s’empare d’objets aussi familiers et ordinaires qu’une carte IGN, un planisphère ou une mappemonde. À l’heure où aucun territoire sur notre planète ne nous est plus inconnu, à l’heure où certains de ces outils de géographie, avec le GPS ou Google Earth©, deviennent obsolètes, il pourrait y avoir quelque chose de désuet à s’emparer de tels objets. Pourtant, la manière dont Brial s’approprie ces artefacts ne doit rien à un fétichisme auréolé de respect. Au contraire, enroulant les cartes, dépliant les mappemondes, inversant les planisphères, elle les détourne de leur fonction première. Renversant la primauté du signifié sur le signe au profit d’expérimentations plastiques sur le volume et sur le plan, elle ouvre ces représentations codées et connues de tous à la projection, poétique et subjective, d’une géographie désormais sans frontières.
Le temps des explorateurs est bien fini : place au tourisme ! Maintenant que tous les recoins de notre planète nous sont connus, ceux qui ont la chance de pouvoir s’offrir un tour du monde aiment parfois s’enorgueillir dans l’énumération de toutes les contrées qu’ils ont parcourues. Tel est le sous-entendu du Monde épinglé (2010), cette mappemonde qui, entièrement coiffée d’épingles à têtes en verre colorées, ne permet plus de visualiser une seule petite étendue de terre ou de mer. Tel est également l’idée sous-jacente de Terrae cognitae (2009) qui, chose rare dans l’œuvre de Brial, prend un caractère autobiographique. A l’instar de l’entomologiste, elle épingle de nouveau sur un carton des fragments issus d’une carte du monde physique représentant tous les territoires qu’elle a parcourus de 1979, date de sa naissance, à 2009, date de création de l’œuvre. Carnet de voyage d’un genre nouveau, si ce tableau de chasse se moque gentiment de la collectionnite de certains voyageurs, il détourne aussi la carte de sa fonction première. Découpée selon l’étendue des territoires parcourus, et omettant parfois de faire figurer le nom des villes ou les frontières des pays en question, la carte ne sert plus à identifier un lieu mais disparaît sous un répertoire de formes nouvelles.
La déconstruction du signifié au profit d’un jeu sur les qualités formelles de la carte se retrouve à travers sa série dite des Cartes recomposées (2007-2012). De sa propre collection de cartes IGN de la série orange, elle sélectionne quatre cartes se référant à des lieux dans lesquels elle a vécu, et par suite, à des territoires qu’elle a elle-même arpenté. Mais la manipulation qu’elle fait de ces cartes n’a pas volonté à restituer les déplacements qu’elle a elle-même effectués. Au contraire, prenant de la distance, Brial, après avoir procédé à l’évidement soigné de la carte IGN selon son quadrillage originel, recolle suivant un désordre arbitraire les morceaux de territoire sur le fond de carte originel. Si de loin l’œuvre est toujours rapidement identifiable à une carte, de près, il ne faut pas longtemps pour s’apercevoir que la carte ne sert plus aucun repère : projection d’un territoire qui n’a désormais ni queue ni tête, ni nord ni sud tant le puzzle des carrés s’abstrait de toute cohérence, la carte est devenue illisible, insignifiante et perd presque tout contact avec la réalité.
Désorienté, on l’est encore face à Kusudama (2009), mappemonde réalisée à partir de deux cartes du monde, l’une physique, l’autre politique, contrecollées et pliées suivant la technique éponyme de cet origami modulaire. Ayant presque la forme et le poids d’une mappemonde ordinaire, comportant également sur sa surface le dessin des continents et des mers, la représentation du monde, sous ses triangulations en relief, disparaît. Au gré des plis et déplis, des parties visibles et invisibles, la sculpture se fait donc l’image d’un monde subjectif et partiel, projection que la mise en volume du planisphère avait déjà nécessairement faussée.
Triangulaires, la vingtaine de plaques de Dymaxion V1 (2010) le sont également, éléments sur lesquels Brial a gravé les contours terrestres de notre planète suivant le planisphère inventé par Richard Buckminster Fuller qui permet de représenter, avec davantage de fidélité que le planisphère de Mercator, la distance et les proportions des terres émergées. En son temps, Buckminster Fuller espérait ainsi créer une projection du monde physique qui, abolissant la hiérarchisation entre hémisphère nord et hémisphère sud, aurait contribué à améliorer les « affaires humaines ». Aujourd’hui encore, Mercator est toujours le planisphère de référence et celui de Fuller, à l’image de l’ordre politique du monde qui, malgré l’émergence de nouveaux pays décisionnaires, n’a pas changé, est toujours aussi peu usité. Rendant hommage à cette belle idée, Brial a entrepris d’imprimer le planisphère de Fuller sur vingt-deux plaques de bois aggloméré pouvant être manipulées à souhait. Entre le puzzle et le jeu de construction, l’œuvre s’offre ainsi à toutes sortes de reconfiguration du monde physique parmi lesquelles il est désormais possible de faire coexister l’Australie avec l’Arctique, la Chine avec les Etats-Unis. Le planisphère est également gravé à l’envers, la pièce de Brial pouvant alors servir de matrice pour des impressions papier, suivant la méthode de gravure qui fut utilisée pour les premières reproductions de cartes. Imprimées sur papier (Dymaxion V2, 2011) ou, à l’encre bleue, sur Vélin d’Arches (Dymaxion V3, 2012), les terres émergées sont à nouveau délicatement épinglées au mur, l’imprécision des contours dans la version bleue renforçant encore leur fragilité.
Le passage de la deux-dimension à la trois-dimension et inversement se voit aussi exemplifié par le dessin du Monde énervé (2011) qui, réalisé à même le mur ou sur papier, représente une carte du monde que son propriétaire, probablement énervé, aurait mis en boule et jeté. Il s’agit donc ici d’une carte, soit à la base d’une mise à plat d’une réalité en 3-D, qui, après avoir été muée en volume, de la forme d’une sphère, se retrouverait de nouveau mis à plat par la reproduction dessinée.
Enfin, si la carte a été découpée, recollée, désarticulée, pliée, froissée, La légende ou l’atelier de construction du territoire (2013) la fait quant à elle exploser. Désormais, plus de pays, plus de frontières, plus de reliefs, de terres émergées ou de mers : de la carte ne demeurent que les signes graphiques de sa légende, reproduits à « échelle humaine » sur des matériaux industriels. Ceux qui connaissent bien les cartes IGN reconnaîtront sans peine, dans cette juxtaposition d’objets, une voie de chemin de fer, un plan d’eau ou encore une chapelle ; les autres n’y verront peut-être qu’une agglomération d’objets aux couleurs et au design modernes. Dernière étape connue de ce processus de déconstruction de la carte comme image signifiante, les outils de la légende, accrochés comme dans un atelier de bricolage, sont comme en attente d’être utilisés, ouverts à toute création d’un monde qu’il reste à inventer.
Si les œuvres de Brial ne sont pas sans rappeler certaines sculptures cartographiques de Robert Smithson, leur approche n’est sensiblement pas la même. Bien qu’il ait aussi apprécié la carte pour ses qualités formelles et son potentiel d’abstraction, les sculptures cartographiques de Smithson, exposées en galerie ou en institution, n’en demeuraient pas moins liées à ses autres sculptures, réalisées in situ, dans des espaces naturels, éloignés et désertiques du continent américain. A une époque où l’expansion du marché de l’art poussait les artistes à réaliser des œuvres éphémères ou invendables, l’investissement par l’art de territoires incongrus s’imposait comme une forme de contestation. Document, parmi d’autres, pour « authentifier » l’existence de ces sculptures difficilement visibles, la carte restait néanmoins liée à un territoire spécifique, dût-il n’exister, pour le visiteur de galerie, qu’en imagination. Chez Brial en revanche, ce n’est pas tant le rapport à un territoire spécifique qui l’intéresse que le décalage absurde, drôle et poétique qui surgit du détournement de la carte en tant qu’image signifiante et connue de tous. De ce fait, ses œuvres se rapprochent davantage, pour rester dans les années 1960-70, de celles de Marcel Broodthaers, qui, en son temps, avait aussi entrepris d’annuler tout rapport d’échelle et de proportion en reproduisant, juxtaposées, les silhouettes de pas moins de trente-deux pays du monde, égalisées à la même taille (La conquête de l’Espace/Atlas à l’usage des artistes et des militaires, 1970). Dans l’esprit d’un Magritte ou d’un Mallarmé, Broodthaers, en choisissant un classement typologique formel, se jouait avec humour de l’importance politique de ces pays et osait, en pleine guerre froide, prôner ainsi une vision décalée et poétique du monde. Plus récemment, le détournement de la carte au profit de son aspect graphique a aussi été exploré par Detanico et Lain (The World Justified, 2004) ou par Armelle Caron qui, par exemple, reclasse par typologie de formes le planisphère ou les plans de nombreuses villes selon la taille des continents ou, pour les villes, de leurs zones d’occupation (Le Monde rangé, 2012, Les Villes rangées, série in progress). Comme chez Broodthaers, la carte désarticulée devient un ensemble d’anagrammes graphiques, une nomenclature à l’alphabet mystérieux et crypté.
Néanmoins, si le détournement de la carte au profit de sa représentation graphique est une des caractéristiques du travail de Brial et si elle se plaît, à son tour, à « trahir les images », la manière dont elle conçoit ces détournements de cartes comprend toujours un aspect physique et matériel qui l’éloigne, de ce fait, de l’approche plus purement conceptuelle de ses contemporains. Témoignant d’un esprit inlassablement curieux et ouvert à l’expérimentation de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques, qu’il s’agisse de l’origami, des diverses techniques d’impression ou de la découpe laser, ces œuvres ne se limitent pas à détourner la carte de leur fonction première. Elles sont aussi le fruit de recherches plastiques sur la possible traduction d’un objet plan en volume et inversement. Ainsi, si comme l’écrivait Gilles Tiberghien dans son livre sur l’art cartographique, « imaginer, c’est déplier le possible à partir du réel » (1), Brial, en imaginant à partir de cartes préexistantes, de nouvelles sculptures, explore également les possibles de la matière. Emplies d’humour et d’autodérision, les œuvres de Jennifer Brial n’ont pas fini d’abolir les frontières et de nous embarquer, avec elles, dans les contrées de son fabuleux imaginaire.
M.A., avril 2015, Paris.
(1) Gilles A. Tiberghien, Finis Terrae : imaginaires et imaginations cartographiques, Paris, Bayard, 2007, p. 131
À TRAVERS MONDE
par Hanna Alkema
Jennifer Brial approche la géographie en véritable dilettante, au sens le plus noble
du terme, celui de l’amateur éclairé. Passionnée par les cartes et autres figures
de la terre (1), elle compose ainsi des représentations du monde « à sa façon »,
à l’aide des accessoires que le sens commun attribue au géographe : la mappemonde,
les cartes IGN et leur signalétique codifiée, ou encore, les épingles à tête de couleur
qui pointent un lieu. Leur usage est pour le moins hétérodoxe. Dans Le monde épinglé (2010), un globe terrestre se retrouve couvert d’épingles, signalant l’omniscience
de l’explorateur et la fin des territoires inconnus, à l’ère de Google Maps.
La série Carte recomposée (2007) donne, d’un coup de dés du hasard, un regard neuf sur unterritoire : chaque parcelle d’une carte IGN est découpée, mélangée
et réassemblée pour reformer une carte avec les mêmes données, disposées aléatoirement. Dans le projet en cours La légende, les symboles utilisés couramment sur une carte au 1/50 000 sont extraits de leur support de papier. Plusieurs dessins préparatoires à une sculpture, qui les présentera ensuite en volume, les montrent reposant les uns contre les autres, comme en dépôt. Véritable répertoire de formes autonomes, l’artiste les envisage comme des outils en attente, éléments d’une sémiologie graphique à décrypter.
Jennifer Brial s’amuse ainsi à renverser les codes et d’un même mouvement,
les meten branle. Car si la cartographie est « à la confluence de la science exacte
et de l’art » (2), il y est surtout question de représentation et de l’autorité de son créateur à influer sur notre vision du monde. Le passage de la surface sphérique de la terre
à la projection plane de la carte induit forcément une distorsion, qui peut être de différentes natures. À celui qui effectue ce passage du volume à la bi-dimensionnalité
de choisir son parti-pris, qui fera forcément intervenir des enjeux géostratégiques.
En témoigne la projection de Mercator, certainement la représentation du monde qui nous paraît la plus commune et pourtant, outre son eurocentrisme tout à fait discutable, elle donne des rapports de dimensions erronés entre les pays. L’Inde, par exemple,
y est de la même dimension que la Scandinavie, alors qu’elle est trois fois plus grande en réalité. Une série d’oeuvres de l’artiste se réfère à un autre type de projection, sans doute moins familière à notre oeil, développée par l’architecte et théoricien américain Buckminster Fuller. Sa projection ou carte Dymaxion offre moins de déformations que d’autres car elle projette la représentation du globe sur une surface à multiples facettes : un icosaèdre, soit un polyèdre à vingt faces, qui peut ensuite être déplié à plat.
La représentation de Fuller offre en outre l’avantage de n’avoir ni nord ni sud, mais déploie plutôt les continents les uns à la suite des autres comme une seule île au milieu d’un même océan. C’est cette représentation idéelle que Jennifer Brial reprend
et décline, gravée dans des panneaux de bois qui servent aussi de matrices d’impression dans Dymaxion version 1 (2010), finement ciselée dans des feuilles
de papier dans Dymaxion version 2 (2011) ou encore dessinée par des têtes d’épingles multicolores plantées dans un panneau dans Full dymaxion (2011). Le rapport pseudo-scientifique qu’entretient l’artiste au monde et à ses représentations associe ainsi théories et techniques par association d’idées et d’images, explorant volontiers les rapports formels qui se tissent entre représentations scientifiques et des arts de faire dits mineurs, proches des loisirs créatifs par exemple. On ne peut ainsi s’empêcher de voir un lointain pendant des théories de Fuller dans le pliage complexe d’une carte, intitulé Kusudama (2009), du nom de cette technique particulière d’origami qui consiste à former un volume sphérique à partir de plusieurs morceaux de papiers. À contre-pied des méthodes scientifiques prétendument objectives, son approche se révèle plus intime, souvent ramenée à sa propre expérience, qu’il s’agisse de sa propre Terra Cognita (2009), soit l’inventaire des pays qu’elle a visités, découpés dans une carte et délicatement épinglés sur un panneau à la manière d’un entomologiste, ou du Monde énervé (2011), reproduction au graphite directement sur le mur, d’une carte froissée entre ses mains. Le classement et la préhension sont quelques-unes des voies envisagées pour faire sien un environnement inappréciable dans sa totalité. Car le travail de Jennifer Brial révèle au moins une vérité sur le monde, que sa connaissance est forcément lacunaire, subjective et multiple, propre à mille interprétations, biais et images, une vérité qu’il n’est jamais vain de rappeler.
H.A., janvier 2012, Paris.
(1) Pour reprendre le nom de l’exposition sur la cartographie tenue au Centre Pompidou en 1980.
(2) Jean-Claude Groshens, « Avant-propos », Cartes et figures de la Terre, Centre Georges-Pompidou CCI, Paris, 1980.
LE TERRITOIRE DES SIGNES
par Hélène Jolly
La Conciergerie accueille du 18 janvier au 22 février 2013, l’œuvre de la jeune artiste Jennifer Brial à La Motte-Servolex. L’exposition s’intitule Le territoire des signes, c’est aussi le programme que suit l’artiste pour mettre en espace son travail dans la salle qui lui est proposée. Ses œuvres mettent en question et en tension la représentation du monde et du territoire.
Fascinée par l’approche scientifique des choses, Jennifer Brial se réapproprie les codes que la science génère et les outils qu’elle produit, notamment pour la géographie. L’idée d’imprécision dans son travail est le pendant à la volonté de saisir et de comprendre le monde en le répertoriant, en le mesurant ou en le collectionnant. L’exhaustivité en géographie semble atteinte aujourd’hui : le monde représenté a ses limites, il est orienté, repéré. En contrepartie, sa représentation le ferme. La collection elle, est infinie mais le risque de s’y perdre plane. C’est entre ces deux pôles d’attraction et de répulsion que Jennifer Brial oscille.
L’usage d’un geste systématique, minutieux et rigoureux, comme une puissance latente, est à l’œuvre dans son travail. Épingler un lieu pour le pointer sur une carte est un geste précis et simple qu’elle épuise dans Le monde épinglé. La mappemonde est entièrement recouverte d’aiguilles à têtes rondes. La sphère est redoublée par une multitude de billes qui pointe le déplacement fictif d’une personne sur la totalité du globe.
Jennifer Brial repère quelque chose qui fait sens, elle le mime empiriquement, l’isole, le répète, le transforme. Elle introduit du jeu là où d’ordinaire rien n’est laissé au hasard. Jeu au sens de jouer : avec le graphisme des cartes et avec l’espace de la salle. Celui-ci devient un territoire à part entière qu’elle investit en étant sur place et en produisant in-situ pour lier et relier les œuvres existantes aux nouvelles.
Dans La légende, l’artiste matérialise en objet chaque élément qui compose la légende d’une carte. Elle présente ces objets simplement posés contre le mur en attitude de stockage, en attente comme des outils ; des outils pour éventuellement construire un nouveau territoire. Ainsi, la boucle est bouclée, les signes deviennent générateurs de l’espace en se transformant pour dessiner le contour d’un nouveau territoire.
Le jeu, c’est aussi donner du jeu à une chose, laisser un peu d’espace pour que ça bouge, pour rendre possible le mouvement. Les œuvres de Jennifer Brial offrent ce jeu. Elles donnent une respiration à un univers cloisonné. Elles ouvrent une représentation figée en passant du plan au volume, et inversement, quasi infiniment. La règle du jeu pourrait être : rendre le volume au plan ou rabattre le volume sur le plan. Il en va ainsi du grand dessin tracé directement sur le mur, évoquant une ligne d’horizon montagneuse. C’est une carte de la région, chiffonnée, qui sert de référent à l’œuvre.
Grâce à ce va-et-vient, l’ouverture s’opère, l’espace se charge de poésie. N’importe quelle représentation porte en elle une multitude de combinaisons potentielles. Comme si d’un coup de dé, le monde pouvait se réagencer à l’envie. Cest d’ailleurs dans ses Cartes recomposées, que cette impression prédomine. L’artiste a découpé des cartes IGN selon le quadrillage de la projection, et l’a recomposé ensuite par le collage sans volonté de composition, tout en préservant le sens de lecture. De même pour une nouvelle pièce au sol, composée d’ardoises servant de support modulaire à un grand dessin à la craie d’un ancien plan de la ville.
La présentation des œuvres est toujours austère, elle concourt par sa ténuité à en renforcer la pertinence et la richesse. Les œuvres elles-mêmes deviennent des outils qui nous permettent de nous décentrer en entrant dans l’univers recombiné de Jennifer Brial.
H.J., janvier 2013, Chambéry.